Auteur : Régis Dubois
S’il y a bien un cinéaste qu’on associe presque instantanément au film de gangster c’est Martin Scorsese. Mean Streets, Les Affranchis, Casino, Les Infiltrés, The Irishman… Autant de films qui nous plongent dans les milieux interlopes où les conflits finissent dans des mares de sang et où la seule loi qui vaille est celle du plus fort.
Cette biographie de Martin Scorsese retrace la vie d’un des réalisateurs américains encore en exercice les plus fascinants. Il a fait partie avec les Steven Spielberg, Francis Ford Coppola, Brian De Palma, Georges Lucas, Michael Cimino de cette nouvelle génération de réalisateurs qui ont pris le pouvoir à Hollywood dans le début des années 1970. C’était l’époque du fameux « Nouvel Hollywood » : des jeunes gens pétris de talents, n’ayant pas peur de bousculer les codes d’un milieu engoncé dans sa tradition poussiéreuse cinématographique.
Régis Dubois part donc de l’enfance de Scorsese dans la Little Italy de New-York pour nous emmener jusqu’à son dernier projet datant de 2019 : The Irishman. Entre-temps que d’énergie déployée, de hauts, de bas, d’angoisses, de douleurs, d’obsessions… C’est la première constatation qui vient au lecteur en finissant cette passionnante biographie : Martin Scorsese s’est entièrement dédié au 7ème art quitte à tout perdre. Cet appétit de cinéma qui ne se tarira que lorsqu’il sera mort (souhaitons-la le plus tard possible) est une fringale douloureuse, la quête d’un paradis perdu, celui de l’enfance et de la fabuleuse découverte du cinéma : « Scorsese ne faisait finalement, de film en film, que regretter un certain âge d’or, celui de la « première fois », celui de la découverte, celui de l’enfance, liée dans sa mémoire aux années cinquante et soixante, et déplorer dans le même temps la fin de l’innocence liée à l’accession à l’âge adulte qui chez lui correspondait aux années post-soixante-huit, aux excès et à la décadence. »

Cette enfance difficile en plein cœur de Little Italy où la violence était quotidienne façonna la direction artistique du réalisateur. Comment ne pas évoquer la violence dans ses films quand vous avez été témoin très jeune de choses atroces ? C’est impossible de passer outre. Ces scènes vécues font partie de vous. Elles ne vous quitteront plus : « mais je n’oublierai jamais ces images. Je ne les oublierai jamais. La première chose que j’ai apprise de la vie a été la mort. »
Cette violence est constitutive de Martin Scorsese, qui avait lui-même besoin d’être en violence face au monde pour travailler : « La colère est un sentiment qui me pousse au travail. Avant de pouvoir me mettre à l’ouvrage, avant d’avoir les idées claires, je dois parfois avoir atteint un certain degré de colère – aussi bien contre moi-même que contre une situation. »
Le véritable havre de paix de son enfance fut la salle de cinéma. C’est ici que sa vocation de réalisateur se forgea : « je me souviens qu’enfant, on m’emmenait au cinéma – c’était soit mon père, soit ma mère, soit mon frère – et que ma première sensation fut de pénétrer dans un monde magique : la moquette épaisse, le parfum du pop-corn frais, l’obscurité, le sentiment de sécurité et surtout d’être dans un sanctuaire – toutes choses qui évoquent qui, dans ma mémoire, évoquent une église. Un monde de rêves. »
Le rapport qu’entretient Scorsese avec le cinéma est religieux presque mystique. Lui qui avait pensé, un moment, devenir prêtre durant sa prime jeunesse, a toujours entretenu un rapport très particulier à la religion catholique. Un rapport de culpabilité qui rejaillira sur bon nombre de ces films : ses héros qui montent au sommet pour ensuite descendre au cœur des Enfers, ses histoires de rédemption… sont le prolongement visuel des angoisses d’un homme tiraillé entre une soif hédoniste et une vision rigoriste voire doloriste du catholicisme. Cette dualité, que chaque homme affronte en soi (le vieil homme contre l’homme nouveau), est le cœur de réacteur de la filmographie scorsesienne. On ne peut rien comprendre à ses films si on n’a pas compris ça, si on ne s’est pas attardé sur le contexte de son enfance. Tout ce qui en découle vient de là. La phrase de Péguy « tout est joué avant sept ans » prend chez Martin Scorsese une force extraordinaire. Même dans ses films les plus « commerciaux » il y aura toujours la quête d’une enfance perdue.

La carrière de Martin Scorsese est un avertissement à tous ceux qui voudraient se lancer dans le cinéma. Dans cet art, il n’y a pas de place pour l’équilibre. Soit vous plongez corps et âme dans le tourbillon soit vous fuyez. Martin Scorsese s’est laissé happer par le tourbillon. Dans le Hollywood des années 1970, où tous ces jeunes réalisateurs prennent le contrôle des studios, la folie n’est pas loin. Enivrés de leur nouveau pouvoir, les excès, la débauche deviennent quotidiennes. Le sexe, la drogue surtout s’infiltre partout. Le réalisateur va passer pas loin de la mort : « mes yeux saignaient, mes mains tout. Je crachais du sang […] Mon corps a lâché. Je pesais quarante-neuf kilos […] Je n’arrivais plus à me reconstituer physiquement et psychologiquement […] Mon corps ne fonctionnait plus. Je ne savais pas ce qui m’arrivait. J’étais en train de mourir. » C’est la proposition de son alter ego Robert De Niro de réaliser Raging Bull (1980) qui le fera remonter la pente.
Il est impressionnant et émouvant de constater à quel point Martin Scorsese est un être entier, de ces types qui ne calculent rien, qui sacrifient tout pour la poursuite d’une idée. C’en est même effrayant parfois. Car il y a quelque chose qu’on ne saisit pas et qu’on arrivera jamais à saisir. C’est la part mystérieuse de l’artiste au sens noble du terme. Quatre mariages, des enfants de toutes générations, des conquêtes par dizaine, une vie familiale qui fut longtemps chaotique… Est-ce que ça en valait le coup ? « Quand je remonte dans mon passé, je regrette, par exemple, de n’avoir pas su mener à son terme telle ou telle relation amoureuse. Mais si j’avais sacrifié mon travail, si j’avais cédé à l’une ou l’autre de ces femmes, je les haïrais. Je n’y aurais gagné que d’être un peu plus malheureux parce qu’en tant que cinéaste, je n’aurais pas accompli ce que je désirais. » Le cinéma avant tout. Ce fut la ligne de conduit de Martin Scorsese. Elle nous donna des films exceptionnels, d’une énergie, d’un rythme époustouflant, que je vous invite à voir sitôt cet article terminé. De même je vous invite à dévorer cette biographie de Régis Dubois, qui nous permet d’approcher de plus près ce monstre sacré du cinéma.
Martin Scorse l’infiltré, une biographie de Régis Dubois aux éditions Nouveau Monde.
